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#Biographie de Emmanuel Beaubatie
Emmanuel Beaubatie est sociologue et enseignant-chercheur à Sciences Po. Il a effectué sa thèse en sociologie sur les parcours trans’ en France en étant rattaché à l’Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (EHESS) et associé à l’équipe « Genre, santé sexuelle et reproductive » de l’INSERM. Il y a notamment étudié l’hétérogénéité des trajectoires sociales trans’ en France, en particulier du point de vue du genre.
#Compte-rendu de l'entretien
##« Une question morale »
Quand on questionne la nécessité de l’opération médicale pour pouvoir changer d’état civil, le sociologue nous renvoie au rapport de 2008 qu’écrit Thomas Hammarberg, commissaire aux droits de l’homme au Conseil de l’Europe. Ce dernier appelle les Etats membres à ne plus imposer d’opération ; cela serait une violation des droits humains. Ces évolutions s’inscrivent dans l’héritage féministe des associations trans et notamment le droit à disposer de son corps. La stérilisation forcée rappelle pour certains les « horreurs de l’Histoire » : femmes noires, personnes handicapées … En France, la médicalisation forcée est supprimée en 2016.
##« Une forme de contrôle social sur le corps »
Nous avons ensuite abordé la question du changement d’état civil. En France, mais c’est aussi une norme internationale, il existe deux obligations liées entre elles pour y accéder : la psychiatrisation et la judiciarisation. Il faudra ainsi passer devant un juge qui exigera les certifications du psychiatre, les compte-rendus des opérations, les ordonnances de l’endocrinologue. Emmanuel Beaubatie évoque « une forme de contrôle social sur le corps ». En effet, dans beaucoup d’autres procédures, la chirurgie esthétique par exemple, on n’exige pas ces démarches. C’est un des arguments des partisans de la dépathologisation, de la dépsychiatrisation : ils ne veulent plus être considérés comme des malades. Pourtant, il existe un réel clivage au sein des transgenres : d’autres prônent la reconnaissance qu’apportent ces obligations. De surcroit, elles impliquent un remboursement important pour les plus précaires. Au delà, on pourrait également envisager une médicalisation sans traiter les trans comme des patients, à l’image des femmes enceintes par exemple.
##Quels combats après la loi Justice 21 ?
Il y a surtout celui de la déjudiciarisation. Malgré des rapports du Défenseur des droits, de la Haute Autorité de Santé (HAS), de l’Inspection générale des affaires de santé (IGAS), la procédure se fait encore aujourd’hui au tribunal de grande instance. Le dossier est lourd, incluant des sphères de la vie quotidienne, des témoignages des proches, malgré la démédicalisation. Pourtant, dans plusieurs pays (Argentine, Colombie, Irlande, Danemark, Norvège), le changement d’état civil se fait en mairie. Ici encore, à l’image de toutes les expériences minoritaires, la question divise au sein de la communauté trans.
##« Des parcours qui durent jusqu’à six, sept, voire huit ans »
Ne pas pouvoir récupérer son recommandé, passer la frontière … Tel est le lot de difficultés quotidiennes que doivent endurer les trans. Face à cela, Emmanuel Beaubatie nous raconte les stratégies mises en place par les trans qu’il a pu rencontrer : se faire passer pour son propre frère ou soeur, envoyer un ami à sa place … A cela s’ajoutent les stéréotypes racistes ou sexistes : on va soupçonner d’avantage un trans maghrébin d’avoir volé des papiers à l’aéroport. D’autant plus grave, les trans rencontrent de nombreuses difficultés dans le milieu professionnel quand ils sont intermittents ou intérimaires. Le « coming out » forcé est permanent pour ces métiers, là où les homosexuels n’ont pas cette difficulté. Dans la recherche d’un logement, là encore, les procédures déjà compliquées deviennent un enfer. Certains trans vont même jusqu'à arrêter leur prise d’hormones en attendant d’avoir trouvé un emploi ou un appartement.
Ainsi, le sociologue nous révèle n’avoir jamais observé de parcours durant moins de deux ans et demi pour les situations les plus stables au niveau économique, là où certains parcours peuvent durer jusqu’à six, sept, voire huit ans.
Au final, le risque de précarité pour les trans est important, certains devant se tourner vers le travail du sexe, ou se retrouvant sans-abris.
##Une transition des MtF plus tardive
Selon Emmanuel Beaubatie, on ne peut pas dire qu’il y ait un âge pour changer de sexe. En revanche, les hommes qui se féminisent sont beaucoup plus stigmatisés, ce qui explique leur transition plus tardive car plus hésitante. Les « garçons manqués » sont plus acceptées que les « filles manquées », qui sont bien souvent maltraitées. On retarde alors sa transition, essayant de gommer la situation. Généralement, on estime que les premiers besoins de transition se manifestent pendant la période de sexualisation qu’est l’adolescence.
Face à cela, quelle réaction des familles ? Cela dépend du sexe et du milieu social. Dans les milieux plutôt intellectuels ou aisés, les individus interrogés montrent une plus grande tolérance théorique. Néanmoins, quand il s’agit de leur enfant, leur réaction est en général plus négative, à l’image de ce qu’on rencontre dans les classes moins aisées. Il existe un paradoxe des parents riches : certains vont cesser toute relation avec leurs enfants mais continuer à financer leur logement, leurs études.
##Devenir trans, c’est séparer le sexe du genre?
Emmanuel Beaubatie ne définit pas le genre comme « se sentir homme ou femme ». Il y voit plus un rapport de pouvoir, au même sens que ce qu’est la classe sociale, qui structure la société entre les hommes et les femmes. Pour lui, les réalités biologiques existent - les corps, les capacités reproductives - mais ce n’est pas une raison pour les catégoriser. Les médecins identifient le sexe en fonction des caractéristiques hormonales et génitales mais 2% des individus, les hermaphrodites, n’y correspondent pas. On aurait pu choisir une autre catégorisation.
##La religion, un motif de renonciation ?
Pour le sociologue, les gens s’arrangent en général avec leur foi ou leurs appartenances sociales. Beaucoup peuvent considérer que la transition serait un moyen de « rentrer dans l’ordre », de redevenir en quelque sorte hétérosexuel.
##Quid de la médiatisation ?
La médiatisation de la question trans est aujourd’hui assez faible. Pourtant, cela peut être un moyen de s’affirmer, d’avoir une visibilité même si on risque d’être enfermé dans une vision normative et orientée. La médiatisation peut être positive ou non, certains considèrent que la mise en avant de Conchita Wurst, travesti et non trans, peut véhiculer des stéréotypes.
##« Créer un troisième sexe, c’est réifier le fait qu’il n’y en a que deux »
Nous avons enfin abordé avec le sociologue la question du sexe neutre que certains revendiquent. Selon lui, cela pourrait contribuer à réifier qu’il n’y en aurait que deux. Et pourquoi parler de trois sexes, et pas cinq comme l’écrit par exemple Anne Fausto Sterling, biologiste et spécialiste des questions de genre.
Nous remercions Emmanuel Beaubatie pour son aide.