Controverse des baleines by controverses

Controverse des baleines

2017

LES BALEINES : entre chasses, préservation, conservation et extinction

 

ActeursCBI

 

Introduction

Aujourd’hui, il suffit de taper "baleine” dans la barre de recherche google pour voir fleurir les pétitions. Parmi celles-ci, une pétition circule actuellement sur la plateforme Avaaz intitulée “Halte au plus grand massacre de baleines au monde!” dénonçant une pratique pourtant millénaire : la chasse à la baleine. Jouant sur l’émotion de l’opinion publique, cette pétition - déjà signée par près de trois millions de “citoyens du monde entier”- dénonce une “effroyable tradition annuelle”. Ainsi, de nombreux acteurs sont en faveur de la préservation des baleines, c’est-à-dire la protection de chaque individu des différentes espèces. L’aspect extraordinaire des baleines, ancré dans l’imaginaire collectif, est en effet source de grandes mobilisations. La pétition décrit ainsi les baleines comme de “magnifiques créatures qui forcent l’admiration. [...] (et) communiquent les unes avec les autres par des chants, et ressentent les mêmes émotions que nous".

Pourtant, de nombreux acteurs se sont montrés favorables à la chasse à la baleine au cours des dernières décennies et encore de nos jours. Pour ne donner que quelques exemples, il en va ainsi de grands groupes industriels qui retirent des profits de la vente de la chair de baleine, du premier ministre japonais Shinzo Abe, qui a grandi dans une culture accordant une importance toute particulière à la tradition de la chasse à la baleine, des inuits du Canada pratiquant une chasse de subsistance, mais aussi de scientifiques résolument convaincus que la chasse n’est pas incompatible avec des objectifs de conservation de l’espèce, consistant, contrairement à la préservation, à utiliser durablement les stocks de baleines à savoir poursuivre la chasse de manière soutenable et responsable.

Si les nombreuses pétitions révèlent à quel point les affrontements sont actuellement vifs entre la question de la préservation et de la chasse à la baleine, la pratique de la chasse n’est pas nouvelle puisque les archéologues ont retrouvé des traces préhistoriques de celle-ci. Cette pratique connaît un essor impressionnant essentiellement à partir du 19ème siècle, avec la mise en oeuvre de moyens industriels considérables. Il est également primordial de souligner que les rapports humains-baleines ne sont pas figés dans le temps mais évoluent avec les époques. La manière de considérer l’animal a évolué avec les progrès techniques et les besoins des sociétés. Ainsi, le XIXème siècle voit l’explosion de la chasse industrielle permise par les nouvelles technologies et permettant d’exploiter les baleines pour leur huile, l’huile de baleine servant à la lubrification des machines, à la fabrication des savons ou encore à l’éclairage public. C’est en fait l’importance croissante du pétrole au cours du développement industriel des pays qui va conduire à l’abandon de la chasse à ses fins, bien que l’on trouve toujours des usages qui ont perduré notamment en ce qui concerne la fabrication des cosmétiques par exemple. Alors que le phénomène de chasse industrielle devient massif au début du XXème siècle et que parallèlement les scientifiques observent la diminution drastique de certaines populations d’espèces de baleines, le Conseil international pour l’exploration de la mer et la Société des Nations envisagent conjointement pendant l’entre-deux-guerres la nécessité d’une toute première convention internationale (CIRCB). Finalement, la Convention internationale pour la réglementation de la chasse à la baleine verra le jour en 1946. Elle met en place un acteur-clé qu’est la Commission Baleinière Internationale (CBI), dont les évolutions sont étroitement liées à celles de la problématisation de la controverse elle-même et de ses autres acteurs.

Comment la controverse autour de la conservation de la baleine, née d’une urgence pointée par les scientifiques, s’est-elle cristallisée dans la question de la chasse et a finalement abouti à la mise en avant d’arguments éthiques de préservation?

 

 

I. Du “club baleinier” à la mise en place d’un global

A. La mise au jour scientifique d’une problématique internationale

Les efforts internationaux de contrôle commencent déjà dans les années 1920s, d’abord avec la Société des Nations, puis à travers de nombreux accords aboutissant à la création de la CBI en 1946. Elle promeut une conservation adaptée des populations baleinières et de leurs ressources ainsi que la réglementation de la chasse à la baleine.

La Société des Nations crée déjà en 1924 un Comité de Droit International, dont fait partie l’avocat de droit public international argentin José León Suárez, qui, dans un rapport de 1925, déclare que l'industrie baleinière "éteint rapidement” la baleine et que "les richesses de la mer, en particulier les richesses immenses de la région antarctique, constituent un patrimoine de l’humanité, et que {leur} Commission est tout indiquée pour proposer au Gouvernement un moyen d’action avant qu'il ne soit trop tard.” A partir de là émergent des échanges importants entre scientifiques qui vont utiliser la mise en scène de l’urgence autour de cette argument du déclin de la richesse maritime pour influencer les comportements politiques et obtenir davantage de financements. Par exemple, le stationnement de biologistes dans des stations d’observation et sur des navires-usines apporte des connaissances importantes sur l’histoire naturelle des baleines. Le Bureau des Statistiques Baleinières Internationales est mis en place en 1930 afin de suivre les captures. En 1984, le Bureau continue à exister en s’intégrant à la CBI au prix d’une diminution de son indépendance. A l’origine, l’intérêt de la mise en place d’une telle mesure pour les scientifiques est d’obtenir une meilleure compréhension de l’état des stocks et de leurs évolutions, dans l’optique de faire un premier pas dans pour la régulation de la chasse à la baleine. Ce bureau, stationné en Norvè en terme d’espèces, compile ces données pour publier chaque année les statistiques baleinières internationales sur les rapports sexuels, la longueur des fœtus, la production d'huile, le nombre d'usines flottantes ou de stations terrestre et le nombre de captures. Ces statistiques ont eu deux effets importants à la fois sur les méthodes de recherche et sur l’autonomie des institutions scientifiques. La création d’une institution scientifique séparée était la clé pour établir la cétologie comme discipline propre avec une autorité importante et indépendante dans le débat de la chasse à la baleine. L’objectif est alors la création d’une autorité ayant le monopole de la scientific truth [vérité scientifique] c’est-à-dire de ce qui est alors considéré comme un “fait scientifique” faisant un large consensus au sein de la communauté scientifique. Ce positionnement stratégique leur permet de porter une voix légitime car unifiée et d’influencer les débats plus efficacement. Avec la création du bureau, les scientifiques s’approprient un rôle de renseignement au service des décideurs politiques. Et bien que les stocks des baleines soient difficiles à analyser, des statistiques sur le nombre et les compositions des captures en termes d’espèces permettent déjà à l’époque de révéler la sévérité des dommages causés par la chasse. Si le Bureau observe alors une augmentation des captures annuelles de 7.271 baleines en 1923 - 1924 à 46.038 baleines juste avant la deuxième guerre mondiale, il remarque également une recomposition des captures suite au déclin de certaines espèces baleinières : parmi les baleines chassées, on passe alors d’une majorité de Baleines bleues en 1931 à une majorité de Rorquals communs en 1936.

 

ZOOM : Les méthodes de chasse

L’origine, les types de baleines chassées étaient les baleines grasses comme la baleine à frange car elles se déplacent lentement et leurs cadavres flottent à la surface, mais les rorquals par exemple n’étaient pas prédatés par les Hommes car ils étaient trop rapides pour les pêcheurs et coulaient dès qu’ils mourraient. Ils fallaient un nombre considérable de pêcheurs associés pour s’attaquer à une baleine, ceux-ci s’alliaient parfois le temps de la chasse puis se répartissaient le butin. La chasse était réalisée avec des harpons et des gros filets de pêche. Un moyen de se répartir les fruits de la chasse de manière équitable consistait à compter le nombre de harpons appartenants à notre tribu ou à notre compagnie retrouvés dans le corps de l’animal mort. La chasse moderne est une évolution d’abord norvégienne et finlandaise du premier type de chasse due à l’épuisement des stocks des baleines « chassables ». Il devient alors nécessaire de trouver le moyen de chasser les rorquals et autres espèces plus rapide ou dont les cadavres ne flottent pas pour poursuivre l’activité baleinière. Avec les évolutions techniques du XIXème siècle, c’est la naissance de la méthode toujours perfectionnée aujourd’hui du norvégien Svend Foyn (1809-1894). Des bateaux sont spécialement conçus pour la chasse à la baleine et aux gros cétacés, ils sont alimentés par la vapeur d’abord (ensuite ce sera le diesel) et comportent un canon à harpon fixé à la proue du bateau. Les harpons sont couplés à une grenade qui explose à l’intérieur de l’animal et à une corde permettant de ramener le corps de l’animal avant que celui-ci ne coule.

 

 

En 1930, le Conseil de la Société des Nations pour l’exploration des mers donne au bureau officiellement le rôle central pour la collecte de toute données et encourage alors les pays à lui soumettre leurs informations de chasse.

Les cétologues forment alors une “communauté épistémique” - "Ces amalgames d'arrangements et de mécanismes ... qui, dans un domaine donné, composent comment nous savons ce que nous savons” ; “Réseaux de professionnels ayant une expertise et une compétence reconnues dans un domaine particulier qui peuvent faire valoir un savoir pertinent sur les politiques publiques du domaine en question” - avec une influence politique basée sur des prétentions à l'expertise scientifique. Il s’agit d’un groupe scientifique cohérent, avec des préférences politiques partagées, qui cherchent majoritairement à imposer des restrictions importantes à tous les types de chasse à la baleine lorsque les stocks semblent manquer de protection pour garantir leur pérennité. Ils véhiculent une approche commune de conservation et un ensemble de principes et de croyances partagées qui découlent de leurs études biologiques. Cependant, ces croyances changent au cours du temps, au rythme des avancées de la recherche. Ils ont une façon de travailler conforme au modèle de progrès scientifique d’Imre Lakatos. D’après Lakatos, plusieurs programmes de recherche coexistent, chacun ayant un noyau dur de théories immunisées contre la révision, entouré d'une ceinture protectrice de théories malléables. Les programmes de recherches partagent un modèle dominant mais cherchent constamment à en expérimenter d’autres pour dépasser le précédent. Lorsqu’un modèle semble plus performant que celui dominant pour l’ensemble de la communauté scientifique, il remplace le précédent.

Dès le début, les cétologues sont orientés vers une coopération plus transnationale que les gestionnaires de l'industrie selon une longue tradition de coopération mondiale des scientifiques. Leurs liens se sont développés notamment à travers le Congrès International des Unions Scientifiques et des organisations disciplinaires transnationales. Ainsi, la publication ouverte et les conférences internationales sont par exemple des éléments importants de la vie scientifique des cétologues. Enfin, les échanges entre cétologues ont également étaient facilités par leur nombre restreint (en 1972 il y a seulement 30 cétologues à temps plein dans le monde). Dans les années 1950, la communauté des cétologues souffre de conflits internes. En effet, jusqu'à la fin des années 1950, les modèles développés manquent de consensus au sein de la communauté scientifique. L’échec des recherches était en partie causé par un manque de moyens financiers. La CBI elle-même ne disposait pas des fonds nécessaires pour subventionner des recherches. De plus, certains gouvernements non seulement s'opposaient au financement des recherches, mais tardaient à apporter les données de captures demandées, qu’ils fournissaient parfois incomplètes. Au cours de ces années, aucun modèle adapté pour produire des estimations quantifiables des seuils de captures possibles n’a fait ses preuves. , ne permettant pas de convaincre ni les régulateurs ni les chasseurs de baleines.

A la fin des années 50, les biologistes halieutiques viennent compléter le savoir scientifiques des cétologues avec de nouveaux modèles mathématiques plus sophistiqués. La volonté commune de préserver les espèces de baleines permet encore une certaine cohérence de la communauté scientifique élargie. Cependant, ultérieurement, un nouvel élargissement de la communauté avec les biologistes marins conduit à l'élaboration de nouveaux modèles qui provoquent des divisions importantes dans la communauté cétologue. Certains adoptent de nouveaux modèles comme ceux sur les écosystèmes tandis que d’autres restent sceptiques, le consensus est alors perdu. Certains cétologues dérivent alors de leurs principes d’origine - la préservation - et adoptent une attitude plus conservatrice visant, plutôt qu'à restreindre la chasse à la baleine, à l’interdire.

 

ZOOM : l'économie de la baleine

Dans le domaine de la bioéconomie, Colin Clark s’essaye à apporter la preuve que l’économie du libre marché prédestine les baleines à disparaître. Démonstration : Si on a 150 000 baleines bleues, on en réduit le stock à 75 000, on obtiendrait 10 000$ par capture donc une réglementation soutenable serait de 2000 prises par an soit 20 millions de dollar par an. Maintenant proposons de tout pêcher d’un coup : 75 000 (en négligeant l’élasticité de la demande et en occultant l’irréalisme d’une telle chasse), le gain est de 750 millions. En réinvestissant les bénéfices avec seulement un rendement de 5%, les intérêts sont de 37.5 millions par an soit plus que 20 millions par an pour une chasse soutenable. Par conséquent, l’extermination de la baleine bleue apparaît constituer une politique économique considérablement plus rentable qu’une politique de préservation.

 

B. Des organes internationaux au coeur des stratégies géopolitiques

a. La Convention internationale pour la réglementation de la chasse à la baleine (1931)

Le premier accord réglementaire international est signé à Genève par 22 nations en 1931. Il s’agit de la Convention pour la réglementation de la chasse à la baleine, que deux nations chasseurs majeures, l'Allemagne et le Japon, ne signent cependant pas.

Bien que la convention pour la réglementation de la chasse baleinière ne produise pas de véritable mécanisme de contrôle pour la chasse, elle reconnaît dès ses débuts la chasse aborigène de subsistance. Cependant, au cours des années 1930, les premières baleines obtiennent le statut d’espèce protégée dont la baleine boréale en 1931, puis la baleine franche australe, la baleine franche de l’Atlantique du Nord en 1935 et la baleine grise en 1937.

Protection des baleines
année baleine protégée
1931 Baleine boréale
1935 Baleine franche australe Baleine francehe de l'Atlantique du Nord
1937 Baleine grise
1964 Baleine à bosse dans l'hémisphère sud
1967 Baleine bleue dans l'hémisphère sud
1979 Rorqual boréal (quelques exceptions)
1981 Grand Cachalot (quelques exceptions

 

b. La Convention internationale pour la réglementation de la chasse à la baleine (1946) et la création de la Convention Baleinière Internationale (CBI)

L’activité de l’industrie baleinière a été réduite durant de la seconde guerre mondiale. Cependant, vers la fin de la guerre, un certain nombre de pays commencent à se poser la question de l'avenir de la chasse à la baleine. En effet, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, lors de la Convention Internationale pour la Réglementation de la Chasse à la Baleine (CIRCB) en 1946 à Washington DC, la CBI est créée sous l’impulsion des Etats-Unis à l’instar des autres organisations internationales visant à favoriser des forums de discussion et de décisions limitant les conflits directs au profit de rapport de forces diplomatiques. Dans cette dynamique rooseveltienne, les Etats-Unis ont une place prééminente au sein des discussions et influent sur l’agenda de la commission. En l’occurrence la création de la CBI a pour objectif de favoriser la coordination de la reprise de la chasse réglementée de la baleine, notamment au profit du Japon qui fait face à une pénurie de denrée suite à la guerre. En effet le stock de baleines bleues inquiète la communauté scientifique, il est nécessaire de réglementer la chasse pour qu’elle de façon pacifique et relativement durable.

Cette organisation ne fait pas partie de l’ONU et dispose de faibles moyens provenant de la participation financière obligatoire de ses parties prenantes. Elle a les mêmes difficultés que les autres institutions internationales, à savoir le manque de moyens financiers pour fonctionner, l’absence de pouvoir exécutif propre ainsi que les conflits de souveraineté. Ses statuts sont issus de la CIRCB de 1946. Celle-ci énonce un droit international de la chasse à la baleine stipulant de larges prérogatives de préservation des populations de baleines en régulant l’utilisation des ressources baleinières. Les prérogatives de la Commission sont fixées selon l’article V, elle se prononce sur les domaines suivants : - Définir les espèces protégées. - Définir l’ouverture et la fermeture des saisons de chasse. - Définir l’ouverture et la fermeture des zones de chasse en incluant la désignation des sanctuaires. - Définir une taille limite pour chaque espèce, la période, les méthodes et l’intensité de la chasse (en incluant le le nombre maximum de prise possible chaque saison). - Définir les types et spécificités du matériel pouvant être utilisé. - Définir les méthodes de mesure sur proposition du conseil scientifique. - Superviser les déclaration de prises de chasse et autres données statistiques et biologiques liées à l’activité baleinière.

D’autre part, même si les pays membres avaient la possibilité de réglementer la conservation des baleines par la majorité qualifiée de trois quarts de tous les membres, conformément à l'article V de la Convention, tout pays membre s’est vu attribué le droit de présenter une objection à une telle décision : “... l’amendement prendra effet à l’égard de tous les Gouvernements contractants qui n’ont présenté aucune objection ; mais il ne prendra effet à l’égard d’un Gouvernement ayant présenté une objection dans les conditions précitées qu’à la date du retrait de ladite objection”. La Convention a donc mis en place un système dans lequel certaines nations, en particulier le Japon et l'Union soviétique, pouvaient opérer au-delà du vote majoritaire. En tant que pays chasseurs et souverain, les parties prenantes laissent une clause qui leur permettent une certaine liberté vis à vis des décisions de la commission. Cela permet de maintenir un forum de discussion entre les nations chasseuses malgré des désaccords ponctuels.

Dans le cadre d’une commission en présence des pays chasseurs, toutes les prérogatives de l’article V sont sous-exploitées par la commission comme le présente J.L. McHugh, ancien commissaire à la commission pour les Etats-Unis. Selon lui, il y aurait une corrélation inverse entre l’importance politique et économique d’une chasse ou d’une pêche et la capacité des délégations nationales à donner la priorité à “l’objectivité” scientifiques dans les décisions. Le terme objectivité est à nuancer, il serait plutôt question de savoir où la délégation met le curseur : la poursuite des intérêts économiques de court-terme ou la préservation des stocks. Ainsi, bien que l'objet à l’origine de la création de la CBI était encore "d'assurer la conservation appropriée des stocks de baleines et permettre ainsi le développement ordonné de l'industrie de la chasse à la baleine", pendant la majeure partie des années 50 et 60, la Commission s’est construit essentiellement comme un forum pour l'industrie baleinière tout en ignorant pratiquement la conservation des baleines. Cette situation a été résumée par J. L. McHugh, ancien président de l’IWC : “Depuis la première réunion en 1949 de la Commission créée sous la CIRCB, jusqu’à la réunion désastreuse de 1964, la quasi-totalité des actions majeures ou des manquements à l'acte étaient régis par des considérations économiques à court terme plutôt que les exigences de la conservation.” En effet, on atteint le pic de 70 000 baleines chassées au début des années 1960 et il faudra ainsi attendre 17 ans, pour que les premiers quotas de réduction de la chasse soient adoptés : 1963.

 

c. La Conférence des Nations Unies sur l’environnement (Stockholm - 1972) et la volonté d’un moratoire de 10 ans sur la chasse à la baleine

Les années 1970 marquent un changement de paradigme scientifique assez important avec l’émergence de l’écologie comme science indépendante et de la problématique du développement durable. Pour la première fois se pose de manière explicite et assez consensuelle, la nécessité d’une évaluation des ressources de la planète à la suite d’une prise de conscience du caractère fini de ces dernières. Dans le contexte de la publication de Limits to Growth par les nombreux scientifiques du Club de Rome, se mettent en place les sommets de la Terre des Nations Unies dont la première à lieu à Stockholm en 1972 où se pose véritablement la question de la gestion de toutes les ressources. Ainsi, en juin 1972, pendant la Conférence des Nations Unies sur l’environnement (United Nations Conference on the Human Environment (UNCHE)), 110 pays adoptent une résolution visant un moratoire de 10 ans sur la chasse à la baleine de baleines. Les gouvernements se mettent alors d’accord “de renforcer la CBI, d’accroître les efforts de recherche internationaux et, en urgence, d’appeler à un accord international, sous les auspices de la CBI et, en impliquant tous les gouvernements concernés, d’appeler à un de 10 ans sur la chasse industrielle”. Cependant, les pays chasseurs répondent à ces volontés à la prochaine réunion de la CBI en 1972 en rejetant la résolution de l’UNCHE. Les États-Unis cherchent activement à faire adopter un moratoire et fixer des quotas de façon répétée en 1972 à Stockholm et 1973 à la CBI . Mais les Japon et l’Union Soviétique s’y opposent et empêche d’atteindre la majorité des 3/4. Finalement, le moratoire de 10 ans n’avait donc pas été soumis au vote lors de la réunion de 1974. Cependant, une proposition alternative a été présentée par la délégation Australienne pour la période de 1975-76. Cette alternative est devenue le point focal de la controverse sur l'avenir des baleines et de la CBI elle-même.

Amendement

Au sein de la CBI, les opinions ont été fortement divisées sur la validité scientifique du principe du «rendement maximal durable» (MSY dans le document), qui était un élément clé de l’amendement australien. Le rendement maximal durable représente la proportion maximale de baleines qui peut être chassé tout en maintenant sa capacité à produire des rendements durables à long terme - nous sommes déjà dans une véritable gestion “économique” des baleines - on passe d’une chasse pseudo régulée à une chasse durable. Cependant, les critiques, dont celles qui venaient également de la communauté scientifique, ont contesté le principe du rendement maximal durable parce que les données reposent presque entièrement sur les observations signalées par les chasseurs et que certaines des hypothèses fondamentales ne sont pas compatibles avec les méthodes et les approches scientifiques modernes.

InfluenceNetwork1968-74

 

d. La Conférence internationale pour la réglementation de la chasse à la baleine (1975)

En amont de la Conférence internationale de 1975, les groupes environnementaux gagnent en importance et commencent à se faire entendre au regard de la CBI. Les Amis de la Terre, l’une de ces organisations, fondée en 1969, publie Not Man Apart dans lequel elle critique l’amendement australien. Le propos de J. Clark, A. King et J. Burton est : “Sauver les baleines: Abolir la CBI.”. Le milieu des années 70 marque ainsi le rôle croissant des organisations environnementales qui se construisent en opposition à la CBI et prennent en main la protection des baleines.

En effet, Les Amis de la Terre avancent un projet de loi contre la CBI visant à abolir la CBI et de placer la protection des baleines sous le contrôle des Nations Unies. Ils visent une convention internationale des Nations Unis sur les espèces cetacean, dont l’application serait garanti par une agence (comme l’UNEP). Dans Not Man Apart ils dénoncent plusieurs aspects de la CBI qui sont supposés de construire leur base d’argumentation pour l’abolition de la IWC: - Les baleines vivent dans des eaux internationaux. Ainsi ils constituent en héritage commun des nations (avec un accès à la mer ou pas, avec la technologie pour chasser les baleines ou sans; avec la volonté de commercialiser les baleines ou pas). C’est pourquoi, le fait qu’est la chasse de deux nations majoritairement (Russie, Japon) n’est pas acceptable. - Certains pays pratiquant la chasse à la baleine en font partie de l’IWC. - Le processus de décision de l’IWC permet à tout pays de se retirer de la décision en déposant une opposition dans les 90 jour qui suivent la conférence.

D’après Les Amis de la Terre, la CBI a déjà essayé d’améliorer sa structure dans le passé (par l'abolition du groupe pour la Baleine Bleue par exemple) mais en vérité, la CBI se trouve limité par sa propre constitution - une constitution qui vise la protection des intérêts des chasseurs et les baleines en même temps, sauf que les chasseurs ont un bien plus grand pouvoir d’influence que les baleines - et ainsi, la CBI semble avoir basculé sur le côté des chasseurs car la peur était trop grande que les nations chasseurs quittent la CBI et continuent la chasse en dehors de toute régulation.

D’autre part l’International Union for Conservation of Nature (IUCN) déclare que la chasse à la baleine commerciale n’est plus envisageable pour des raisons scientifiques, écologiques et éthiques. La Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer de 1973 voit dans son article 65 une mention explicite de l’autorité référente qu’est la CBI pour toutes les nations, membre ou non de la commission. En tant qu’autorité référente, la nécessité d’appliquer ses décisions est affirmée dans cet article, sauf si les choix individuels sont plus ambitieux.

En conséquence, la commission se voit contrainte de réévaluer sa politique, en faisant un pas vers l’opinion publique grâce à l’introduction d’un programme de protection des baleines qui établit pour la première fois des quotas de chasse pour l’ensemble des océans au sein d’une nouvelle procédure de gestion (New Management Procédure) en 1975. De plus, elles réalisent de profonds changements structuraux destinés à renforcer l’autorité du secrétariat afin d’assumer sa position centrale.

L’idée du New Management Procedure est de s’intéresser, non plus à une espèce, mais aux populations de chacune pour la gestion des stocks, et de protéger de façon graduée ceux-ci selon leurs états de déplétion. L’unité de mesure était la Baleine bleue, la baleine la plus valorisable, et chacun voyait ses quotas référencés et indexés sur la Baleine bleue, sans considération pour les stocks et les populations des baleines réellement pêchées. Les nouvelles méthodes de gestion sont considérées pour tous comme une véritable amélioration. Elles consistent à prendre en compte dans la définition des niveaux de protection la valeur sélective de l’animal autrement dit son succès reproducteur (nombre de descendants viables et fertiles produits) ainsi que son espérance de vie. Ces nouvelles considérations permettent d‘évaluer le surplus d’animaux disponible pour l’exploitation. Dans le cas de la baleine on estime la maximisation de ce “surplus évolutif” lorsque la population est entre 60% et 80% de son stock originel. L’idée sous-jacente est donc de pouvoir chasser de façon soutenable en gardant la population stable (vivre sur les rendements du capital autrement dit). Cependant, lors de l’application du New Management Procedure à la fin des années 70, le conseil scientifique est divisé sur l’efficacité de ce plan, et certains défendent que seul un moratoire peut assurer de ne pas surexploiter les baleines.

Ces décisions reflètent ainsi l’émergence d’une conscience de la nécessité de conservation qui était absente auparavant au sein de la communauté internationale. Cependant, elle ne marque pas la fin d’un débat. Fortement critiquée par le Japon - car la décision demande des fortes coupures dans la production de viande de baleines et donc des pertes économiques importantes - la décision reste discutée également par les organisations environnementales qui soulignent l’effet tout de même limité de cette décision sur la protection des baleines.

InfluenceNetwork1975-90

 

 

II. L’introduction du moratoire : un repositionnement des acteurs

A. L’introduction du moratoire conditionné

En 1982, la CBI vote finalement l’introduction d’un moratoire sur la pêche commerciale à la baleine. La majorité requise des 75% pour passer ce type de décision importante est réunie grâce à un travail de longue haleine des ONGs protectrices et des Etats-Unis. Si elle estime que les stocks sont potentiellement menacés car le conseil scientifique de la CBI ne dispose des connaissances nécessaires sur les stocks de baleines, elle peut choisir de stopper toutes formes de pêche commerciale. Cette mesure à visée préventive se met temporairement en place afin de pouvoir proposer des quotas performants sans risque pour la préservation des espèces et des populations de baleine.

Il serait un peu rapide d’imaginer que seule l’incertitude scientifique des méthodes de comptage a provoqué une majorité qualifiée de plus de 75% des pays membres de la commission pour le moratoire dans un soucis de perpétuation des stocks de baleine. Les ONGs telles que Greenpeace, Sea Shepherd, WWF et la puissance diplomatique des Etats-Unis - tête-de-file des pays protecteurs - ont provoqué l’intégration de nombreux nouveaux pays au sein de la CBI. Si celle-ci à l’origine pouvait être qualifiée de “club de baleinier”, elle devint à l’aube des années 80, une organisation inclusive ayant pour grande majorité des pays protecteurs.

Cette transformation des parties prenantes débouche sur une transformation des objectifs de la CBI. Comment cela a-t-il pu être possible ? Les Etats-Unis changent en premier lieu leur position vis-à-vis de la chasse commerciale à la baleine.

L’opinion publique devient conservatrice sur la question baleinière. Les Etats-Unis cherchent alors à construire une majorité de pays conservateurs pour assurer une gestion plus rigoureuse de la chasse. Au vue des prérogatives de la commission, s’ils y arrivent, ils auront théoriquement tout pouvoir pour imposer des mesures de conservations radicales. Un autre aspect structurel de la commission est remarquable pour comprendre comment les pays conservateurs vont devenir majoritaire à la commission. Pour être un Etat membre, il suffit de signer la convention et de pourvoir à la participation financière. Or, les Etats-Unis vont subventionner massivement l’inclusion de pays tiers pour obtenir la majorité des 75% nécessaire à faire adopter des décisions importantes à la commission. Lors de la fin des années 70 et jusqu'en 1982, de nombreux pays (par exemple les Seychelles, l’Egypte, Saint Vincent, Sainte Lucie), intègrent ainsi la commission. En outre, d’autres pays effectuent une transition notée de chasseurs à protecteurs comme le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France, répondant à des dynamique similaires à celles états-uniennes. Les pays chasseurs se retrouvent alors en grande minorité et voient le moratoire acceptée, la mise en application reportée leur donne 3 ans pour se retourner. On observe également que les Japonais firent de même (encore aujourd’hui) mais à une plus petite échelle. Les Etats-Unis ont fait pression pour que le Japon reste dans le moratoire en menaçant de supprimer leur permis de pêches dans les eaux américaines, le pays a néanmoins réussi intégrer d’autres nations pour faire pression sur le moratoire. Si les pays chasseurs ont de ce fait légèrement augmenté, les pays pro-conservation restent tout de même largement majoritaires. Les pays qui ont voté contre l’instauration du moratoire sont Brésil, Island, Corée du Sud, Japon, Norvège, Pérou et l’Union Soviétique.

MembrecBI

diagrammeCBI

Les pays favorables à la chasse commerciale à la baleine auront alors trois réactions différentes : la formulation d’objections motivées qui leur permettent de perpétuer la chasse officiellement (Norvège, Pérou), la sortie de de la convention et donc de la commission comme pour le Canada qui craint que la chasse de subsistance des peuples Inuits soit menacée, et la création de programmes de recherche controversés en couverture d’une perpétuation de la chasse commerciale (Japon).

 

ZOOM : la chasse de subsistance

Certains peuples du Canada, de l’Alaska, de la Russie, du Danemark ou de Saint Vincent et des Grenadines notamment ont développé une tradition de pêche de subsistance des baleines Bowhead, Chuotka, Fin et Minke et Humpback respectivement. Bien avant que la CBI ne soit envisagée et la pêche de subsistance autorisée, ces peuples ont transmis ces savoirs faires d’exploitation et de sécurité durant la chasse, qui sont des savoirs de survie, de générations en générations depuis les temps préhistoriques. La chasse est une entreprise nécessaire mais extrêmement périlleuse qui, durant toute sa durée, est empreinte de mysticité et de sacrée. De nombreux rituels cérémoniaux célébrant la fécondité des femmes, des baleines et le succès des hommes à la chasse ont lieu avant, pendant et dans les jours suivants la chasse. Ainsi, dans les tribus Inuits Sivuqaq « le cycle des rituels insulaires débutait par des cérémonies d’offrandes à la mer, aux esprits des morts, à l’angyaq (baleinière en yupik sibérien) et à la cale. Chaque clan organise les rituels séparément […] au moment de la nouvelle lune. Par une première cérémonie d’offrandes le chasseur essaye de garantir la saison de chasse du printemps ». Afin que les chasseurs soient purs, ils ne touchent pas leurs femmes les jours précédents la chasse et celles-ci ont des rôles cruciaux lors des rituels, où elles enduisent les coques des bateaux de certains onguents et procèdent à des cérémonies symboliques.

 

Les craintes émergent alors quant à la légitimité de l’institution, J.L. McHugh a déclaré en 1978 que l’imposition d’un moratoire total peut être contre-productive en détruisant un mécanisme international viable de contrôle obtenu après de longues et difficiles négociations. En fait, l’institution est en proie à une véritable crise politique car le vote n’est pas accepté par les pays perdants et de ce fait la commission s’en voit délégitimée.

 

B. La recherche scientifique encouragée et instrumentalisée

La chasse à la baleine dans des vues purement scientifiques est l’un des fondements même de la Commission Baleinière et s’inscrit complètement dans la mission initiale que se donnait la Commission, à savoir assurer “la conservation judicieuse de l'espèce baleinière” et, ainsi, “rendre possible le développement ordonné de l’industrie baleinière” (cf. la CIRCB). La chasse scientifique était ainsi l’une des missions premières de la CBI.

L’article VIII de la Convention pour la régulation de la chasse à la baleine (1946) donne ainsi l’autorisation aux pays de tuer les baleines dans des buts de recherche scientifique. Le paragraphe 4 montre à quel point la prise de baleines à des fins de recherche scientifique est nécessaire à une meilleure compréhension de la structure des stocks de l’animal, et permettrait à terme, une meilleure gestion des ressources:

“En reconnaissant que la collecte et l'analyse continues de données biologiques dans le cadre des opérations des navires-usines et des stations terrestres sont indispensables à une gestion solide et efficace de la chasse de baleines, les gouvernements contractants prendront toutes les mesures possibles pour obtenir ces données".

Selon cet article, la responsabilité est laissée aux gouvernements d'établir les conditions (lieu, nombre de prises etc.) des programmes de recherches scientifiques. Néanmoins, tout pays réclamant mettre en oeuvre un tel programme sous couvert de l’article VIII (ou “Special Permit Whaling”) devra en informer la CBI. De même, les résultats scientifiques récoltés grâce au programme devront être communiqués, au moins tous les ans. La CBI dispose en effet de son propre comité scientifique, qui rassemble les données depuis 1986 obtenues lors des différents programmes et les analyse afin de rendre compte de la situation à la CBI.

Le site de la CBI met à disposition la liste des permis de chasse à des fins scientifiques accordés depuis 1986 à nos jours.

On observe les tendances suivantes : - Seuls 4 pays ont recouru au moins une fois à de tels permis : le Japon, la Norvège, l’Islande, et, uniquement en 1986, la République de Corée. Cependant, cette dernière a déclaré lors de la réunion de la Commission en 2012 vouloir reprendre ses programmes de recherches scientifiques. - Tandis que la Norvège ou l’Islande ont eu recours au permis de façon épisodique et de manière “modérée” (jamais plus de 100 baleines tuées; la Norvège cesse ses programmes de recherches en 1995 et l’Islande n’y a plus eu recours depuis 2008). Le Japon n’a quant à lui jamais cessé la prise de baleines à des fins prétendument scientifiques. Le pays est ainsi en situation de monopole des programmes à des fins scientifiques depuis 2008. Le Japon a toujours capturé de façon légale bien plus de baleines que ses partenaires. - Alors qu’entre 1986 et 2000 le quota total de baleines capturées à des fins scientifiques est relativement stable (en moyenne, entre 350 et 550 par an), ce nombre augmente et atteint un pic en 2005/06 suite au quota pour 1282 baleines, lié au programme JARPA II, avant de re-diminuer pour se stabiliser à nouveau aux valeurs des années 1990’s. Sur le quota de 1282 baleines entre 2005 et 2006 à des fins scientifiques, 97% sont accordées aux japonais, les 3% restants étant réservés aux prises islandaises. - L’Islande se focalise sur des prises côtières, la Norvège réalise ses programmes dans le Nord-Est de l’Océan Atlantique, tandis que le Japon les réalise à divers endroits : dans ses eaux territoriales, mais également en Antarctique et au Nord-Ouest du Pacifique.

Le premier programme de recherche du Japon - connu sous le nom de JARPA - a débuté en 1987/1988 dans l’Antarctique, puis dans la continuité de JARPA, les japonais ont lancé le programme JARPA II en 2005/2006. Officiellement, il s’agit conformément aux objectifs initiaux de la CBI de collecter des informations sur la structure des stocks et la biologie des baleines, dans le but de reprendre à terme la chasse commerciale à la baleine de façon durable comme en témoigne les paroles de Hiroshi Hatanaka, directeur général de l’Institut de Recherche sur les cétacés à Tokyo (recueillies par un journaliste de la BBC) : “La mission de cet institut est de mener des recherches et des enquêtes sur les ressources des cétacés, c'est-à-dire de mener des recherches biologiques et des enquêtes sur l'abondance des ressources des cétacés et de s'en servir pour l'utilisation durable et la gestion rationnelle des ressources des cétacés”. Cet institut est le siège d’une organisation de recherches à but non lucratif et est financé par le Ministère japonais de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche via l’Agence japonaise des pêches, ce qui peut laisser supposer d’une collusion d’intérêts entre l’Etat japonais et l’Institut. La capture de baleines à des fins scientifiques apparaît justifiée par son apport de nouvelles connaissances. Selon Arne Bjorge de l’Institut de recherche marine d’Oslo, “la contribution des japonais à la recherche sur les cétacés en Antarctique est importante et [...] même cruciale pour le comité scientifique [de la CBI]”.

Cependant la situation du Japon reste controversée. En effet, la prédominance réelle de ce pays dans la réalisation des programmes à des fins scientifiques ne manque pas de le rendre suspect aux yeux des opposants à la chasse à la baleine. Et ce d’autant plus que les baleines chassées à des fins scientifiques sont finalement vouées au même sort que celles chassées à des fins commerciales et terminent bien souvent sur les étals nippons. En effet, le devenir des baleines prises à des fins scientifiques est décidé au niveau du gouvernement qui a accordé le permis de chasse scientifique (selon le paragraphe 2 de l’article VIII : “Toute baleine prise en vertu de ces permis spéciaux doit, dans la mesure du possible, être traitée. Le produit sera traité conformément aux instructions émises par le Gouvernement par lequel le permis a été accordé”. La CBI y laisse entendre que la viande de baleine issue de cette chasse doit être exploitée au maximum de ses possibilités. Williams Evans, un ancien membre de la CBI et biologiste des cétacés, bien que fervent défenseur des méthodes non létales, admet cependant que celles-ci peuvent dans certains cas se justifier d’un point de vue strictement scientifique. Par ailleurs, la vente de la chair de baleine issue des programmes scientifiques constitue la principale source de financements à de tels programmes dont le coût est très important (coût d’envoyer des bateaux en Antarctique pendant des mois par exemple) et justifie donc partiellement le fait que les japonais tuent les baleines qu’ils étudient.

En 2010, l’Australie (avec l’intervention de la Nouvelle-Zélande) a saisi la Cour Internationale de Justice, accusant le gouvernement japonais de réaliser de la chasse commerciale sous couvert des permis de recherches scientifiques en Antarctique, ce qui conduit à une remise en cause du programme JARPA II. Le 31 mars 2014, la CIJ a rendu sa décision et a ordonné aux acteurs japonais l’arrêt de la chasse à la baleine dans l’Océan Antarctique. Le juge Peter Tomka rend compte des faits suivants dans son avis : « Les permis spéciaux ne sont pas délivrés en vue de recherche scientifique. Des considérations financières, plutôt que des critères purement scientifiques, sont intervenues dans la conception du programme». Le Japon a par conséquent cessé ses activités en Antarctique à la suite de ce contre-coup. Cependant le gouvernement japonais ne semble pas sur le point de renoncer définitivement à ses programmes de recherches scientifiques malgré la pression croissante des écologiste et opposants à la chasse à la baleine. En 2015, les bateaux baleiniers ont souhaité investir à nouveau l’Antarctique, au titre de leur nouveau programme de recherche sur les baleines dans l’océan Antarctique, NEWREP-A. Le programme NEWREP-A prend ainsi en compte les lignes directrices proposées dans le jugement de la CIJ de 2014 afin d’obtenir une nouvelle autorisation spéciale de chasse à la baleine au titre de l'article VIII. Ce programme a d’abord été soumis à l’examen d’un comité d’experts indépendant dont les résultats sont parvenus au comité scientifique du CBI. Celui-ci n’a pas su déterminer dans un premier temps si le programme de recherche nécessitait ou non des méthodes létales pour les baleines. La Commission a en outre voté en 2016 une résolution permettant de mieux encadrer la chasse baleinière à des fins scientifiques, avec l’institution entre autres d’un nouveau “Standing Working Group of Commissioners”. Encore plus récemment, en novembre 2016, le gouvernement japonais a proposé la mise en place d’un nouveau permis de ce type, pour un programme dans le nord de l’Océan Pacifique (NEWREP-NP). Cette proposition est en cours d’examens par un groupe d’experts indépendants qui transmettront les résultats au comité scientifique en mai 2018.

Ainsi, par ses programmes scientifiques de grande ampleur, le Japon s’inscrit dans une position ambigüe qu’il a parfois du mal à justifier. Le motif principal de ces programmes semble être de rassembler assez de données scientifiques pour peut-être convaincre la CBI que le moratoire de 1982 n’a plus lieu d’être. Il faut tout de même rappeler le poids des lobbys de l’industrie baleinière dans cette démarche.

Finalement, les permis de chasse à des fins scientifiques ont pu être voulus par des réels défenseurs de la régulation de la chasse à la baleine. Ils y ont vu un moyen de cesser les massacres de populations de baleines, de mieux gérer les stocks à l’avenir et de chasser d’une manière plus harmonieuse en fonctions des connaissances scientifiques. Ils ont pu néanmoins être détournés lorsque des fins commerciales prévalaient comme l’a révélé l’affaire traduite en justice en 2014 (Australia v. Japan: New Zealand intervening).

 

C. Un déplacement de la problématisation, 1986-2007 du RMP au RMS : redistribution des acteurs

A la suite du moratoire adopté en 1986, la CBI est marquée par des conflits internes entre pays producteurs et pays chasseurs, qui ne se reconnaissent pas dans la logique de présercation. Cet affrontement entre les discours de conservation et de chasse débouche sur une nouvelle position de certains pays chasseurs qui adoptent un modèle de chasse durable. Parmi ces pays on trouve les Îles Féroé, la Norvège, l’Islande et le Groenland, qui, en mars 1992, signent l’accord sur l’organisation pour la conservation des mammifères marins de l’Atlantique Nord (NAMMCO). Ces pays s’engagent dans le maintien d’une chasse dans le respect de l'écosystème, proposant ainsi leur propre vision de l’objectif initial posé par la CBI. La création d’une organisation indépendante leur permet de s’affranchir des pays aux avis divergents, qui bloquent leurs actions au sein de la CBI, et de réaliser leurs propres études scientifiques indépendantes (cf. interview de Geneviève Desportes).

En parallèle, après huit ans de travail suivant l’instauration du moratoire en 1986, la Revised Management Procedure (RMP) est adopté par la résolution 1994-5 de la Commission en 1994. La RMP est un logiciel développé par le comité scientifique de la CBI pour estimer les limites de prises pour la pêche commerciale afin de lever à terme le moratoire. Il s’agit de se mettre d’accord sur les critères minimaux d’évaluation des stocks de baleines pour clarifier les discussions et les enjeux. Les pays protecteurs acceptent de lancer ce programme de recherche afin de légitimer le moratoire comme mesure de préservation, en préférant la chasse soutenable à une interdiction définitive de toute chasse. Il est innovant et servira de modèle à d’autres programmes. Ses trois objectifs principaux sont : - La stabilisation des quotas. - L’autorisation des quotas jusqu’à une limite de 54% du stock maximum naturel (Carrying capacity) d’une population. - La maximisation des quotas en fonction des connaissances sur les stocks de populations de baleines.

La RMP a proposé trois niveaux de populations baleinières sous lesquelles des quotas ne peuvent pas être distribués, allant de 54% à 72% de la taille estimée des populations avant qu’on ne les chasse. La CBI a choisi la proposition la plus exigeante, à savoir celle à 72%, ce qui révèle le caractère plutôt conservateur de cette institution. Cependant, la RMP reste discuté au sein de la CBI. En particulier, les pays conservateurs voient la RMP comme un moyen des pays chasseurs pour légitimer la chasse à la baleine à travers une réduction prévue des stocks de baleines. Ainsi, lors de la Conférence de la CBI en 1991, le commissionnaire de la Nouvelle-Zélande déclare que son gouvernement refusait d’approuver la RMP. De leur point de vue, la RMP justifierait l'abattement d’au moins 100 000 petits rorquals de l’Antarctique. Au final, ces inquiétudes répétées par la Nouvelle-Zélande déboucheront sur un sanctuaire [excluant la chasse] en Antarctique qui sera établi en 1994. Compte tenu des progrès scientifiques réalisés et reconnus par la Commission, certains pays ont fait pression en faveur d’une levée du moratoire pour certains stocks de petits rorquals. En effet pour les pays chasseurs, si les stocks sont jugés suffisamment abondants le moratoire n’est dès lors plus justifié. La CBI ne lève pas le moratoire mais elle garde tout de même l’idée de la RMP malgré l’opposition de certains pays conservateurs. La CBI se met alors d’accord sur la nécessité d’encadrer la RMP. Ce dispositif de contrôle et d’observation, qui vise à veiller au respect des limites de capture fixées, est une combinaison d’éléments scientifiques et pratiques élaboré sous le nom de Revised Management Scheme (RMS) dont les objectifs vont plus loin : sur le long terme, il s’agit de supprimer le moratoire.

Le RMS est donc non seulement constitué du volet scientifique comprenant le RMP, mais aussi d’aspects non scientifiques, notamment les inspections et le contrôle du respect des règles fixées ainsi qu’éventuellement les méthodes d’abattage non cruelles. Malgré les résolutions, les progrès accomplis ont été lents. En juillet 2000, la Commission Baleinière Internationale a adopté la résolution 2000-3, qui reconnaissait qu’il était important pour l’avenir de la Commission que le plan de gestion révisé soit rapidement achevé. Un texte a été rédigé en vue d’intégrer la structure et les éléments du RMS, y compris la procédure de gestion révisée (RMP), dans le Règlement.

Début des années 2000, c’est l’impression de statu quo, voire d’échec, qui domine effectivement à la CBI. La Commission est plus que jamais divisée entre pays chasseurs de baleines et pays anti-chasse tandis qu’aucune avancée n’a été obtenue sur le calcul des quotas et la traçabilité des mammifères pêchés. La proposition appelée ‘’initiative de Berlin’’, plaçant au cœur des responsabilités de la CBI la protection des baleines et des cétacés, a été adoptée en 2003 par 25 pays contre 20. Le Japon, la Norvège et l’Islande dénonce alors un dévoiement de la CBI dont le rôle initial était de gérer des quotas de pêche. Les pays dit « pro chasse » menacent ainsi de faire sécession, car ils estiment effectivement que les espèces qu’ils chassent ne sont pas menacées. Ils ont cependant réussi à empêcher la création de nouveaux sanctuaires de baleines dans l’hémisphère sud. Il y a un donc un statut quo car la CBI est partagée entre pays chasseurs et conservateurs.

La Commission ne parvient pas à avancer sur le Schéma révisé de gestion des stocks de baleines (RMS), autrement dit la question des quotas de pêche et du suivi des animaux pêchés, qui doit éviter la contrebande de viande de baleine. La Commission ne parvient pas à adopter à une majorité qualifié (¾) pour mettre en place ces dispositifs visant à contrôler la pêche avec les nouveaux quotas. Il y a donc de lourds problèmes structurels qui handicapent la prise de décision. Il est ainsi impossible de trouver un accord, aucune décisions importantes ne peut être prises. Toutes les parties prenantes considèrent le RMS comme un échec ; les uns échouent à lever le moratoire, les autres voient la légitimité de la CBI menacée. A cela s’ajoute des incertitudes scientifiques inhérentes au processus de comptage des baleines. Il est difficile de prendre en compte des menaces autres que la chasse comme la pollution.

 

 

III. Après l’échec du RMS, un essouflement de la controverse ?

A. La baisse d’intensité de la controverse : les évolutions sociales

Aujourd’hui les pays chasseurs voient leur demande en chair de baleine diminuer et de plus en plus d’oppositions de la société civile face aux pratiques de chasse.

En Islande, les pratiques de chasse se trouvent être grandement controversées. Depuis qu'elle a repris cette chasse en 2006 après une interruption de 14 ans, l'Islande fait partie, avec la Norvège, des deux pays qui refusent le moratoire de la CBI sur la chasse à la baleine à des fins commerciales. L’opposition à cette reprise de la chasse a rencontré l'équivalent de plus de deux fois la population islandaise en signatures. Par exemple, lorsque l'Islande a lancé sa saison 2015 de chasse à la baleine, des centaines de milliers d'internautes ont signé une pétition dans l'espoir de faire cesser cette pratique. En outre, la demande pour cette viande est en baisse en Islande comme dans le principal débouché à l'export, le Japon, où elle a une image de moins en moins bonne auprès des consommateurs.

En effet, au Japon, sous couvert de recherche scientifique, le pays alimente une demande intérieure et la chair de baleine se retrouve dans les restaurants et les poissonneries. Le Japon est notamment pointé du doigt car ses méthodes de pêche sont jugées non conformes. La plupart des critiques négatives que rencontre le programme scientifique de chasse à la baleine sont l'absence d’hypothèses testables et falsifiables. Il existe donc une grande controverse autour de la pertinence de la chasse scientifique livrée par le Japon. Le pays a ainsi souvent été accusé de violer le droit international. Il est difficile d’expliquer pourquoi le Japon continue la chasse face à la forte opposition internationale. Quand le Japon défend son droit de chasser, il cite systématiquement son droit à poursuivre ses traditions culturelles, présentant la chasse à la baleine comme une tradition vieille de plus de quatre siècles. Il dénonce ainsi l’impérialisme de l’Occident qui chercherait à leur imposer un point de vue unique et gommer leurs particularités culturelles.

 

ZOOM : l'argumentaire japonais ou les traditions des chasse

Les japonais se décrivent comme ayant une tradition de la chasse à la baleine surtout liée aux besoins d’après guerres du XXème siècle en terme de nourriture, et déjà consommée par les samouraïs auparavant. Pour eux, il s’agit davantage d’une chasse traditionnelle que de subsistance.

En outre, les japonais critiquent l’hypocrisie des pays européens, tels que la France ou l’Angleterre, qui prétendent avoir toujours considéré la baleine comme un animal sensible qu’il s’agit de respecter. En effet, les documents historiques montrent notamment que la viande de baleine était très appréciée en France au Moyen-âge. La baleine constituait une ressource de choix notamment pour les abbayes et les moines s’associaient aux pêcheurs pour abattre au péril de leur vie un animal d’une telle taille et donc d’une telle valeur. La langue considérait comme le meilleur morceau était tacitement réservé à l’Eglise, l’huile de baleine était une source de combustible formidable pour l’éclairage, les côtes des baleines servaient pour les clôtures des champs dans la région de Biarritz et les vertèbres permettaient à elles seules de confectionner des sièges. Les baleines se vendaient sur les marchés comme celui de Calais ou d’Arras. A Nieuport, en 1163, il existait un tarif de droit payable par les étrangers qui achètent de la baleine. La viande de baleine faisait partie intégrante de la cuisine médiévale et en 1947 on en déguste encore à Londres comme un met de choix.

 

Les mentalités japonaise sont cependant en pleines évolutions. Des oppositions internes commencent à voir le jour, et la demande de chair de baleine est en constante diminution. Une enquête sociologique menée par le Nippon Research Center pour l’organisation Greenpeace en 2006 est chargée de collecter des données pour évaluer l’opinion d’un large échantillon de japonais-es - hommes et femmes entre 15 et 59 ans - sur les pratiques scientifiques de pêche à la baleine. L’analyse s’est faite selon l’âge et le genre des enquêté-e-s ainsi que sur leurs avis de reprendre ou non la chasse commerciale à la baleine. On peut alors constituer trois groupes entre les « pro », les « contra », et les « sine opinio ».

Comme on peut le voir sur les graphiques ci-dessous, 39% des personnes interrogées ne sont ni pour ni contre la reprise de la chasse à la baleine commerciale, tandis que 35% sont pour et 26% sont contre.

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l est essentiel de souligner, que les plus jeunes personnes interrogées ont tendance à être plutôt contre. On peut se voir dessiner une frontière générationnelle sur cette question. En outre, parmi les enquêté-e-s qui souhaitent reprendre la chasse à la baleine 67% sont des hommes tandis que 33% sont des femmes, le facteur du genre vient donc également s’inscrire dans la grille d’analyse.

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Dans le graphique ci-dessous, on remarque que 60% des personnes interrogées pensent que la chasse à la baleine fait partie de la culture japonaise, tandis que 20% des autres personnes sondées ne sont pas d’accord. Pour les hommes comme pour les femmes, le nombre de personnes qui pensent que la chasse est une partie de la culture de leur pays tend à augmenter avec l’âge.

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Dans cet autre diagramme, on peut voir que 63% des personnes interrogées assurent “ne pas avoir mangé de la chair de baleines depuis un long moment.” Environ une personne interrogée sur cinq n’a d’ailleurs jamais goûté la viande de baleine. Celles et ceux qui n’ont jamais mangé cette chair font majoritairement parti du groupe des plus jeunes. En outre, parmi celles et ceux qui sont pour la reprise de la chasse commerciale, plus de 31% mangent de la baleine quelquefois ou très rarement.

PieChart

 

Parmi celles et ceux qui soutiennent l’idée de reprendre la chasse à la baleine commerciale, 40% sont âgé-e-s entre 40 et 59 ans, et pensent également que la chasse à la baleine fait partie intégrante de la culture japonaise. Ce sont les plus jeunes qui sont en majorité contre la chasse à la baleine commerciale. Les jeunes hommes et femmes interrogé-e-s pensent majoritairement que la pêche des baleines n’est pas une tradition de leurs pays. Ils en mangent d’ailleurs rarement, si ce n’est jamais, et ne savent généralement pas que la chair de baleine obtenue lors des chasses dites scientifiques est vendue et consommée au Japon. Il existe donc bien un fossé générationnel qui traduit l’évolution des mentalités. Plus édifiant encore, les plus jeunes tendent à être en désaccord avec la chasse et le commerce de baleines, ils connaissent cependant assez peu les pratiques de chasse à la baleine du Japon et les accords internationaux qui les régissent. On peut ainsi affirmer que leur désaccord n’est pas nécessairement basé sur des connaissances solides des conditions de la chasse à la baleine mais plutôt sur une prénotion cognitive qui contraint à un respect de la vie des baleines.

Plus édifiant encore, les plus jeunes tendent à être en désaccord avec la chasse et le commerce de baleines, ils connaissent cependant assez peu les pratiques de chasse à la baleine du Japon et les accords internationaux qui les régissent. On peut ainsi affirmer que leur désaccord n’est pas nécessairement basé sur des connaissances solides des conditions de la chasse à la baleine mais plutôt sur une prénotion cognitive qui contraint à un respect de la vie des baleines.

D’autre part, l’évolution de cette controverse autour de la conservation, de la préservation ou de la chasse des baleines, a des conséquences s’inscrivant dans le quotidien de certaines personnes. Ainsi, par exemple l’étude sociologique de Shio Segi publiée en 2003 cherche à comprendre quels sont les contraintes sociales actuelles au Japon aboutissant à la modification des activités d’exploitation de la ressource baleinière. L’étude interroge notamment le fait que, bien que l’économie des régions japonaises pratiquant la chasse par tradition se soit écroulée à la suite du moratoire de la CBI, ces régions ont refusé le développement d’autres activités telles que l’observation des baleines qui auraient pu participer au redressement économique. C’est le cas de la province de Wakayama au Japon, dans la ville de Taiji, ou bien qu’à la suite du moratoire de la CBI le nombre d’artisans baleiniers chute de 200 à 9, les habitants de cette ville considèrent d’un très mauvais oeil l’installation d'observatoires de baleines, qu’ils associent à la venue d’amoureux des baleines allant totalement à l’encontre de leur tradition et menaçant de détruire leur culture. Cependant, si la coexistence des deux activités est impossible au sein de la ville, de nombreuses compagnies proposant l’observation des baleines se sont installées dans les régions voisines. Ainsi, au sein de la province, la chasse et l’observation des baleines coexistent. Cela est rendu possible par la pré-existence et le respect de certains critères garantissant un équilibre entre les positions socio-culturelles. Les entreprises proposant l’observation considère cela comme une “activité halieutique” ayant une motivation purement économique et pas du tout de protection des baleines, l’adoption d’une réglementation prenant en compte les activités des chasseurs, l’installation dans des zones voisines mais différentes et la circulation d’information des observateurs vers les chasseurs leur permettant d’être plus efficaces. L’étude conclut sur le fait que la mise en place d’un moratoire total nuirait à cette implantation progressive des observatoires dans les régions chasseresses, et à toute transition culturelle, puisque l’équilibre entre les acteurs serait rompu. La qualité de la communication serait très dégradée car les informations transmises par les observateurs aux chasseurs deviendraient inutiles.

Finalement, la chair de baleine est donc de moins en moins consommée dans les principaux pays chasseurs. Au Japon, il y a ainsi une baisse de la consommation de baleine, à peine 1 % des Japonais en mangent régulièrement. Cela s’explique d’une part car la chasse à la baleine est de plus en plus mal perçue par l’opinion publique, et d’autre part car l’activité est fortement diminuée par l’imposition du moratoire. Les études sociologiques montrent qu’aujourd’hui ce moratoire partiel permet de soutenir les évolutions culturelles au sein de la population japonaise, un moratoire total serait contre productif dans l’état culturel actuel du Japon qui quitterait la CBI et fermerait les observatoires.

 

B. Un changement de cadrage stratégique pour relancer la controverse

Si le RMS a trouvé un consensus scientifique pour légitimer la chasse à la baleine dans la vision d’une chasse commerciale soutenable, il n’a pas trouvé de consensus au sein de la CBI, ni dans la société civile.

Deux développements peuvent alors être identifiés suite à l’initiative échouée du RMS: - la mythification de la baleine par les organisations environnementales et des nations s’opposants à la chasse. - la réorientation des ONG sur des questions autres que la chasse.

 

a. La mythification de la baleine

ans les groupes environnementaux, dont WWF et Greenpeace, et les organisations internationales, particulièrement dans des pays anglophones, il y a eu un recadrage d’un discours écologique de la protection de la baleine pour des raisons biologiques vers un discours sur le bien-être des animaux (animal welfare). Le soutien à la mobilisation anti-chasse continue, mais cette fois sur une base éthique et morale. La baleine constitue un élément facile de mobilisation car l’ennemi, les chasseurs, est facilement identifiable, et la situation semble urgente : il faut agir maintenant et non plus tard certaines espèces de baleines étant déjà menacées d’extinction. Greenpeace a par ailleurs identifié la présence de l’ennemi et l’urgence d’agir comme arguments clés pour collecter de l’argent. L’engagement autour de l’anti-chasse devient alors non seulement un moyen facile de collecter de l'argent pour les ONG environnementales mais aussi un moyen facile pour gouvernements et industries d’obtenir une image “verte”.

#GREENWASHING

Néanmoins, il faut bien distinguer les différentes organisations environnementales, comme Sea Shepherd Global et Greenpeace. Sea Shepherd critique lui-même la façon dont Greenpeace manipule la question baleinière pour obtenir des financements. Fondée en 1977, Sea Shepherd Conservation Society (Etats-Unis) est une ONG vouée à la protection - la préservation - de la faune et des écosystèmes marins ainsi qu’à la sensibilisation du grand public. Elle est particulièrement engagée dans la lutte contre la chasse à la baleine, mais aussi contre la chasse aux dauphins, aux globicéphales, aux phoques et contre la surpêche.(cf. interview Sea Shepherd)

En 2006, le fondateur et président de la branche états-unienne de Sea Shepherd, Paul Watson, publie “The truth about Greenpeace and Whaling”. Il y dénonce les pratiques de Greenpeace lorsqu’il écrit : “Greenpeace affiche et commercialise l'illusion de sauver la planète et elle a une armée de bénévoles crédules et des conseillers payants qui ont été invités à croire que Greenpeace est en train de sauver l'environnement et de sauver les baleines en particulier.” Sea Shepherd reproche effectivement à Greenpeace depuis 2007 de ne pas avoir envoyé un seul navire dans l’océan Austral pour s’opposer aux activités de la flotte japonaise et défendre les baleines, alors que l’ONG dispose des moyens financiers avec un budget d’environ 300 millions d’euros. Il reproche ainsi à Greenpeace de ne pas véritablement défendre les mammifères marins mais de dépenser leur argent en mail promotionnels. Le budget de Sea Shepherd représente environ 2% de celui de Greenpeace, mais pourtant ils envoient leurs bénévoles sur le terrain avec leurs six grands navires actuellement en activité.

Dans “Whale politics and green legitimacy: A critique of the anti-whaling campaign”, l’auteur Arne Kalland décrit un monde où les organisations environnementales divisent la société entre celles et ceux qui cherchent à protéger la planète et celles et ceux qui veulent en tirer des profits à court-terme. Les baleines deviennent alors un symbole pour les écologistes. De plus, la chasse baleinière s’inscrit progressivement comme symbole de la vie primitive et la non-chasse comme celui de la civilisation. Déjà en 1991, le ministre de l’agriculture de la Grande-Bretagne, John Gummer, déclara qu’il allait faire de son mieux pour que l'Islande ne quitte pas la CBI afin de garder l'Islande dans le repli des nations civilisées. Dans ce sens, l’idée de la chasse aborigène de subsistance qui semble aujourd'hui sacralisée dans les discours de la CBI, devient un concept dans les mains de l'impérialisme. Si les populations aborigènes obtiennent alors la possibilité d’une chasse de subsistance ils leur est imposé de chasser pour leurs besoins seulement, et non pour des objectifs économiques.

 

b. La réorientation des organisations environnementales

Les grandes ONG environnementales continuent à promouvoir la protection des baleines. Cependant, alors qu’elles luttaient à l’origine à contre la chasse, elles se sont réorientées sur des sujets tels que le changement climatique, la collision des baleines avec des bateaux et l’entanglement dans leurs filets. Les changements climatiques sont susceptibles de perturber les habitudes migratoires, d’altérer les écosystèmes - donc par la même d’occasionner des variations d’abondance de la nourriture - et de modifier la circulation océanique. Il a par exemple été montré qu’il y a ”une réduction à court terme de 4 à 23% de la productivité du plancton dans les zones affectées par le trou d'ozone” ce qui prive les baleines de leur principale source de nourriture. Les groupes environnementaux craignent ainsi que les espèces de baleines en voie d'extinction puissent disparaître. Les pollutions semblent également affecter les baleines de façon particulièrement grave dans le temps suite à l’accumulation de polluants tels que les PCB (polychlorobiphényles) dans leurs corps. Les PCB, fabriqués depuis 1920, ont été interdit dans plusieurs États depuis les années 1970 ainsi que dans l’ensemble de l’Union Européenne en 1987. Les PCB sont un danger important pour la santé humaine et animale, ils sont cancérigènes, affaiblissent les systèmes immunitaires et réduisent la fertilité. Les PCB atteignent l’écosystème marin par les rivières et atteignent graduellement le haut de la chaîne alimentaire, pour se retrouver dans la graisse des cétacés. D’autres éléments liés à l’intensification de la présence et des activités humaines menacent la vie des baleines, augmentant les cas de collisions avec les bateaux et d'entenglements dans les filets de pêche. En outre, affectant parfois des populations entières de baleines, l’échouage massif ou individuel des cétacés est parfois dû à des perturbations liées aux sonars et à d’autres pollutions acoustiques. Certes la pratique du whale-watching (littéralement, l’observation des baleines) présente la vertu d’une sensibilisation du grand public à la préservation des cétacés (et plus généralement de leur environnement), pour autant ce secteur écotouristique en pleine expansion comporte son lot de dangers pour les baleines lorsqu’elle n’est pas suffisamment encadrée. En effet, des travaux scientifiques ont révélé à maintes reprises que la sur-fréquentation touristique - et la pression sur l’environnement qu’elle génère - perturbe les cétacés (apparition de déficiences auditives; départ des animaux de certains secteurs; phénomènes de changements comportementaux…). Pour lutter contre le whale-watching de mauvaise qualité, des initiatives intéressantes ont été mises en place comme la mise en place de labels (ex: le label High Quality Whale-watching® en Méditerranée). Ils sont associés à une formation et à un suivi permettant de certifier que l’impact causé sur les cétacés lorsqu’ils sont observés est minimisé autant que possible.

 

 

CONCLUSION

Finalement, si affirmer que les rapports d’hier façonnent les comportements d’aujourd’hui serait sans doute surestimer le poids de ces traditions ancestrales, il est important de considérer que les constructions idéologiques, culturelles, participant aux débats actuels sont élaborées à partir d’une histoire passée de rapports entretenus entre l’animal objet de la controverse et les différents peuples et sociétés. Si le problème global est adressé de manière locale c’est précisément parce qu’il existe un lien unique entre chaque peuple et la biodiversité qui l’entoure. Cela conduit à des traditions et constructions économiques et culturelles différentes rendant certains peuples plus ou moins connectés à la question que d’autres selon les époques. Les évolutions temporelles des positionnements participent à expliquer la perception de certains acteurs comme moralisateurs voire hypocrites. De plus, quand la question de la chasse ou de la préservation des baleines glisse du champ scientifique aux considérations des droits de l’animal en lui-même, les différences culturelles deviennent prégnantes. Le débat se voulant davantage politique, la culture et les traditions sont souvent mises en scène et instrumentalisées pour servir d’argument dans les rapports de forces diplomatiques, même si quelques fois elles ne correspondent plus à la réalité actuelle. Ce type de cheap argument, au sens où cela ne coûte presque rien de le mobiliser, est régulièrement utilisé par les politiques et scientifiques japonais ou norvégiens.

 

 

 

Gabriella Baert, Alina Koschmieder, Loïs Mallet, Maylis Mouline, Marie Waniowski
Sciences Po Paris - Sorbonne Université (Université Pierre et Marie Curie)
Cartographie de la Controverse - 2017