La localisation de la SCMR à Paris n’a pas été choisie au hasard. Elle répond à un problème important de trafic et de consommation de drogues dures aux frontières des Xe, XVIIIe et XIXe arrondissements, notamment au sein du triangle Château Rouge – Stalingrad - Gare du Nord. Il s’agira dans cette partie de décrire cette zone urbaine et de montrer de quelle manière la SCMR s’insère dans celle-ci.
Etat des lieux : un quartier rongé par les problèmes de drogue
Un fort usage de drogues dans le quartier
Selon les riverains et les politiques locaux, l’ambiance dans les rues est rongée par la drogue. Le quartier est occupé par de nombreux toxicomanes, très précaires et souvent sans domicile fixe. Ils consomment essentiellement du Skenan, un antidouleur contenant de la morphine et délivré sur prescription médicale pour soigner notamment les douleurs cancéreuses. Il est détourné de son usage par les toxicomanes qui se l’injectent pour ses effets planants. Les toxicomanes comparent ses effets à l’héroïne, avec certains désagréments en moins : le skenan est quatre fois moins cher et non coupé, ce qui en fait le produit phare du trafic de drogues dans le quartier. Les consommateurs sont souvent polytoxicomanes et prennent, en plus de drogues par voie injectable, du crack par inhalation notamment. Beaucoup sont atteints d’hépatite C (à 55%) et du SIDA (à 8%). Ces deux maladies ont pour caractéristique de se transmettre par la transfusion de sang, notamment via l’utilisation d’aiguilles non stérilisées ou le partage de pipes à crack fabriquées artisanalement. Les deals et les injections ont lieu dans l'espace public : dans les entrées des parkins souterrains, des toilettes publiques ou à même la rue.
Dans les rues du quartier se trouvent des distributeurs de seringues mis en place par des associations de prévention. Les automates d’échange de seringues distribuent, contre un jeton, des trousses de prévention contenant deux seringues, des flacons d’eau stérile et des tampons alcoolisés pour réduire les risques de contamination. Ces distributeurs permettent de prévenir une contamination ou une surinfection qui peut survenir lorsqu’un usager utilise une seringue qui a déjà servi. On compte aujourd'hui trente-six distributeurs dans le quartier. Les associations doivent recharger les automates chaque jour, signe que les usagers sont effectivement plus sensibles à l’importance de changer de seringues à chaque injection (jusqu’à 10 par jour). En outre, le nombre de kits de seringues distribués augmente de 6 à 7% chaque année. Ainsi, le nombre de cas de SIDA par an chez les usagers de drogues injectables en France de 1990 à 2009 a diminué considérablement. Cependant, les associations retrouvent parfois des seringues contenant plusieurs produits, preuve qu’elles ont été partagées ou utilisées plusieurs fois.
L’insalubrité et l’insécurité gênent les riverains
« Les habitants sont témoins d’une scène à ciel ouvert. Le bruit, l’agressivité voire les agressions, ainsi qu’une présence permanente des toxicomanes créent un climat pesant. » Rémi Féraud, maire du Xe arrondissement
« Ras-le-bol face à ce cloaque. » Pierre Cologner, président de l’association Vivre Gares du Nord et Est
Les rues du quartier présentent un vrai problème de propreté. Action Barbès, association de riverains, explique que « le secteur n’est pas facile à gérer puisque s’ajoutent aux problèmes de propreté habituels, les déchets (emballages, seringues, etc.) rejetés sur la voie publique par les usagers de drogues, nombreux dans le quartier ». Didier Vincent, membre du Conseil d’administration d’Action Barbès et trésorier déclare ainsi que « les sanisettes de la rue Ambroise Paré sont les plus sales de Paris». En effet, de nombreux toxicomanes viennent s’y piquer et y laissent leurs déchets.
La paranoïa et l’agressivité provoquées par les substances psychotropes influencent les rapports des drogués entre eux et avec les riverains. Ainsi, le 28 juillet 2012, un toxicomane est assassiné en pleine rue devant une terrasse de café bondée. De nombreux vols et cambriolages poussent aussi les magasins à fermer. Et les toxicomanes consomment beaucoup d'alcool pour améliorer l’effet des drogues. Le Monoprix du quartier, en haut du boulevard Magenta, ferme désormais à 22 heures au lieu de minuit pour repousser ces clients indésirables. Plus généralement, il y a une réglementation particulière sur la consommation et la vente d’alcool dans le quartier. Des arrêtés interdisent la consommation et la vente d’alcool dans certaines zones pour éviter les nuisances liées à la consommation excessive d’alcool dans les rues, souvent corrélées à la consommation de drogues.
Appropriation du projet d’expérimentation des salles d’injections à l’échelle locale
Les élections municipales de 2014 cristallisent le débat politique autour de la SCMR
« L’efficacité de la présence policière est limitée, il faut passer à autre chose. » Rémi Féraud, maire du Xe arrondissement
Après l'élection de François Hollande permettant l'expérimentation de salles d'injection et face à l'urgence de la situation dans le quartier, les politiques s'emparent du projet de SCMR. Le débat cristallise notamment au moment des élections municipales à Paris en 2014.
« Je souhaite la création d’une Salle de Consommation à Moindre Risque (SCMR), qui réduit les risques d’infections ou d’overdoses liés à la consommation de drogues par les plus fragiles et permet de limiter les nuisances pour le voisinage dues à l’usage de stupéfiants dans les lieux publics. » Anne Hidalgo, candidate du Parti socialiste pour les élections municipales de Paris en 2014
« La salle de shoot ne peut qu’enfoncer un peu plus encore ce quartier dans la torpeur. » Nathalie Kosciusko-Morizet, candidate UMP pour les élections municipales de Paris en 2014
Anne Hidalgo affirme clairement sa position en faveur de la création d’une salle d'injection, s'appuyant sur les expériences menées en Espagne ou en Suisse. Nathalie Kosciusko-Morizet quant à elle sy'oppose. Elle prévoit un vaste plan de rénovation pour créer une « nouvelle attractivité des gares du Nord et de l’Est ». Elle considère qu’au vu des flux massifs engendrés par les deux gares « il est urgent de donner enfin une belle ambition au quartier ». Il s’agirait selon elle de construire un centre d’affaire international, des logements supplémentaires de tous types (25% de logements sociaux, 30% d’intermédiaires et 40% libres), un complexe sportif, une crèche, une cité universitaire et des espaces verts. Ainsi, le projet de la droite se veut beaucoup moins centré autour de la drogue. Toutefois, pour Rémi Féraud, candidat sortant à la mairie du 10e arrondissement, le projet des deux gares de NKM est « pharaonique et improvisé, au coût sous-estimé, entièrement situé sur des terrains qui n’appartiennent pas à la Ville ». On peut donc clairement distinguer deux approches opposées. A gauche, on considère qu’en résolvant le problème de la drogue par la création d’une SCMR, on peut réhabiliter le quartier. La droite a en quelque sorte la réflexion inverse : la rénovation du quartier permettrait d’endiguer les problèmes liés à la drogue. Cette opposition s’observe même dans le vocabulaire utilisée par les deux bords. Alors que le programme d’Anne Hidalgo parle de « salle de consommation à moindre risque », mettant ainsi en avant le rôle de prévention des salles d’injection, Kosciusko-Morizet utilise le terme de « salle de shoot », comme pour dénigrer l’intérêt sanitaire d’un tel dispositif. On peut toutefois se demander si la rénovation proposée par la droite ne ferait pas que déplacer le problème et non pas l’endiguer réellement. La perception des drogués du quartier est au cœur de la controverse politique, d'après Didier Vincent, selon que l’on considère les toxicomanes avant tout comme des marginaux précarisés ou comme des délinquants, la politique promue n’est pas la même. La gauche admet donc l’existence des consommations et des usagers de drogue et prévoit un encadrement et un suivi de ces pratiques. Inversement, la droite axe davantage sa politique sur la répression des consommateurs et des revendeurs de drogue.
Les acteurs locaux s’organisent pour faire entendre leurs voix face aux politiques
Au fur et à mesure que le projet se concrétise, les acteurs locaux sont davantage sollicités, et les riverains du quartier font entendre leurs voix. Selon Didier Vincent d’Action Barbès, la mairie de Paris a manqué d’explications sur le projet à l’égard des riverains. Action Barbès a soutenu le projet, notamment en effectuant un important travail de communication sur leur blog en relayant les avis d’experts en addictologie et en mettant en avant les bilans des salles d’injection à l’étranger. Ainsi, des riverains se sont organisés pour faire barrage au projet. Le collectif « Non à la salle de shoot » est créé et une pétition est lancée sur Change.org.
La loi prévoit la création d'un comité de voisinage ayant pour but de « favoriser la discussion, l’échange d’informations, d’assurer la coordination entre tous les acteurs, de prendre en compte les constats et préoccupations des riverains et d'examiner les éventuelles difficultés d'organisation ou de fonctionnement de la structure dans son interaction avec le quartier et les faire remonter au Comité de Pilotage parisien quand les difficultés ne peuvent être résolues à l'échelle du Comité de Voisinage ». C’est le lieu privilégié pour faire entendre la voix des habitants du quartier. Il a en effet été proposé à tout collectif ou association de riverains s’étant fait connaître à la mairie d’arrondissement avant l’ouverture de la SCMR, de figurer parmi les membres du comité de voisinage. Les réunions ont lieu toutes les six et huit semaines et regroupent 5 collèges. Le comité prévoit d’accueillir ultérieurement un sixième collège représentant les usagers de la salle d’injection. Les quatre premiers comités de voisinage ont eu lieu les 1er octobre et 21 novembre 2016, et les 26 janvier et 22 mars 2017. Les différentes interventions ont permis de dégager les avis et critiques des riverains et l’évolution de leur perception de la salle de consommation.
Collège habitants :
- Association Action Barbes (2 personnes)
- Association Vivre Gare du Nord et de l’Est (2 personnes)
- Collectif “Non à la salle de shoot” (2 personnes)
- Conseil de Quartier Lariboisière - St Vincent de Paul (2 personnes)
- Crèche Bossuet, maternelle Belzunce, élémentaire Belzunce (1 représentant des parents par établissement)
- Acteur local (1 personne)
Collège institutions et entreprises locales :
- Commissariat de Police du 10e (1 personne)
- Préfecture de Police (1 personne)
- Justice (1 personne)
- AP-HP Hôpital Lariboisière (1 personne)
- Effia (1 personne)
- RATP (1 personne)
- SNCF (1 personne)
- Services techniques de la Ville de Paris : DPE, DEVE, DPSP (3 personnes)
Collège acteurs du projet SCMR, associations locales travaillant sur la toxicomanie et la précarité :
- Gaïa (3 personnes)
- Arc 75 (1 personne)
- Aux Captifs, la Libération (1 personne)
- B10 Beaurepaire (1 personne)
- Coordination Toxicomanies (1 personne)
- Ego Aurore (1 personne)
- SAFE (1 personne)
Collège Elus :
- Maire du 10e
- Elu santé du 10e
- Elu prévention-sécurité du 10e
- Groupes politiques du conseil du 10e (1 personne par groupe)
- Elus délégués à la toxicomanie représentants les 18e et 19e (1 personne par arrondissement)
- Représentant de la Maire de Paris
- Représentant de l’Adjoint à la santé de la Mairie de Paris
- Représentant de l’Adjoint à la sécurité de la Mairie de Paris
Collège institutions Santé et Toxicomanie :
- Mission Métropolitaine de Prévention des Conduites à Risques (2 personnes)
- Inserm (1 personne)
- AP-HP Espace Murger (1 personne)
- Mission Interministérielle de Lutte contre les Drogues Et les Conduites Addictives (1 personne)
- Agence Régionale de Santé (1 personne)
- Direction Départementale de la Cohésion Sociale de Paris - Mission Prévention (1 personne)
Les premiers comités montrent que le quotidien du quartier n’a pas été bouleversé par la SCMR : la salle n’a pas entraîné d’augmentation significative du nombre de toxicomanes dans le quartier et il semble n’y avoir que légèrement plus de deal dans la rue. Cependant, le quatrième comité a été l’occasion pour les riverains d’exprimer leur déception face à la dégradation de la situation. En effet, le 26 février, une bagarre a éclaté entre des toxicomanes. Largement relayée par les médias, la vidéo de cet incident comptabilise plus de 60 000 vues sur YouTube au 14 avril 2017.
Elle a contribué à accentuer la colère des riverains qui affirment se sentir encore moins en sécurité qu’auparavant. Action Barbès a par conséquent proposé la mise en place d’une présence policière permanente aux abords de la SCMR pour répondre à l’insécurité. De plus, l’augmentation (même légère) du nombre de toxicomanes se fait davantage ressentir dans le quartier, notamment lorsque la salle est fermée. Action Barbès demande par conséquent que la salle soit ouverte sur une plus grande plage horaire (particulièrement le matin) pour éviter ce désagrément. Pour certains riverains, le souci réside dans l’arrivée de nouveaux usagers de drogue, qu’ils craignent davantage que les « habitués » avec qui ils avaient l’habitude de discuter. Ces différents problèmes ont contribué à changer une partie de l’opinion des habitants : de simplement dubitatifs ou neutres, ils sont devenus hostiles à la salle d’injection. Toutefois, le maire a tenu régulièrement à rappeler que la situation du quartier avant la création de la SCMR était déjà problématique.